Transformations des métiers de l’information-documentation au prisme des humanités numériques : Entretien avec une professionnelle de l'information-documantation au sein du CNRS

juillet 1, 2025 Temps de lecture: 23 minutes

Introduction

Ce billet, disponible ici sous format PDF, prend la forme d’un entretien écrit sur les transformations des métiers de l’information-documentation au prisme des humanités numériques avec une professionnelle de l'information-documentation au sein du CNRS. Cet entretien a été réalisé par quatre étudiant.e.s du Master MAVINUM.

Anna Koleva a suivi le cursus « Information-Documentation » à travers le Master 1 & 2 MAVINUM (Management et Valorisation de l’Information Numérique) au sein de l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Elle a bénéficié préalablement d’une expérience de 15 ans en qualité de responsable de la communication et des éditions en agence de communication. Adresse électronique : anna.koleva@mac.com

Romain Lurtz est alternant au sein du Conseil Départemental de l’Hérault. Intégré au Pôle des Systèmes d’Information, il mène des projets en communication et documentation visant à valoriser les savoirs organisationnels de la collectivité. Titulaire d’un BTS Communication et d’une Licence en Sciences du Langage, il a suivi le Master 1 & 2 « Information-Documentation », parcours MAVINUM (Management et Valorisation de l’Information Numérique) à l’université Paul Valéry Montpellier. Adresse électronique : rlurtz.pro@gmail.com

Natacha Fonteneau a suivi le Master 1 & 2 « Information-Documentation », parcours MAVINUM (Management et Valorisation de l’Information Numérique) à l’université Paul-Valéry de Montpellier. Elle a réalisé ses stages au sein de la plateforme NumeRev (MSH-Sud), où elle a mené des projets en refonte de maquettes web, indexation et référencement de revues scientifiques, mise en conformité des politiques éditoriales, et expérimentation de l’intelligence artificielle dans les processus de gestion de l’information et d’édition scientifique. Adresse électronique : natacha.fonteneau.pro@gmail.com

Camille Durocq a suivi le Master 1 & 2 « Information-Documentation », parcours MAVINUM (Management et Valorisation de l’Information Numérique) à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Elle a mené des projets en datavisualisation, UX design et automatisation documentaire.

L'entretien

Question 1 : Pouvez-vous vous présenter ?

J’occupe un poste en information-documentation au sein du CNRS. Mon parcours m’a amenée à travailler dans différentes structures académiques et de recherche, notamment en bibliothèque de laboratoire, en unité de service dédiée à l’édition scientifique, et dernièrement au sein du Centre Norbert Elias.

Depuis quelques mois, je suis sur un poste d’assistante emploi-formation, dans un service de ressources humaines, pour la Délégation Bretagne et Pays de la Loire, située à Rennes. Ma mission est d’organiser et de gérer au quotidien des actions de formation continue à destination du personnel rattaché au CNRS de la région.

Transformations générales du métier

Question 2 : En quoi l’essor des humanités numériques a-t-il modifié votre pratique en tant que professionnelle de l’information-documentation ?

Aujourd’hui, mon métier n’a plus rien à voir avec ce qu’il était il y a une dizaine d’années. Avant, nos fonds papier étaient essentiels pour les chercheurs et doctorants. Aujourd’hui, ces mêmes abonnements ont quasiment disparu, sauf dans certaines disciplines comme les mathématiques, où les documentalistes conservent encore des revues datant du XIXe siècle. Mais pour la majorité des disciplines, les usagers consultent exclusivement des bases de données bibliographiques et des revues numériques. Dans la bibliothèque où je travaillais, nous avions 100 à 120 abonnements papier ; aujourd’hui, il en reste à peine 30 à 40.

Avec cette transformation, mon rôle a changé : je ne suis plus seulement là pour gérer des collections, mais pour accompagner les chercheurs dans l’usage des plateformes numériques. Mon travail consiste à leur apprendre comment se repérer, comment chercher efficacement, et surtout comment organiser leurs informations avec des outils comme Zotero. Il y a également de plus en plus d’activités de formation et de médiation numérique. J’accompagne, par exemple, les chercheurs sur la gestion de leur identité numérique, en leur expliquant comment optimiser leur profil sur HAL ou ORCID.

Les méthodes de formation ont beaucoup évolué. Avant, nous organisions des séances en présentiel, avec des groupes assis en salle, sur un temps long. Aujourd’hui, il faut s’adapter à des formats plus diversifiés : Moodle, MOOCs, webinaires express de 3 heures, voire des formations entièrement asynchrones. Certains publics préfèrent des formats courts et accessibles à tout moment. La crise du Covid a accéléré cette tendance. Mes attributions s’hybrident de plus en plus avec celles des chargés de communication et des informaticiens ; on nous demande de savoir expliquer comment fonctionnent des bases de données, des API ou encore des outils de text mining. Certains collègues maîtrisent Python ou SPARQL pour interroger des bases de données, et je constate que les attentes en compétences techniques augmentent.

Ce qui est frappant avec les humanités numériques, c’est cette impression de mutation permanente : chaque année, il faut apprendre un nouvel outil, une nouvelle méthode. Ce qui était une nouveauté hier devient un standard aujourd’hui.

Question 3 : Les nouvelles technologies (big data, IA, outils de text mining) ont-elles redéfini votre rôle dans la gestion et la valorisation des données en SHS ?

Avant, mon travail était centré sur la gestion de l’information documentaire au sens classique : cataloguer, diffuser, organiser des ressources accessibles aux chercheurs. Aujourd’hui, avec la montée en puissance de l’ouverture des données de la recherche, on me sollicite de plus en plus pour des missions liées à la qualité et à la structuration des données. L’important n’est plus seulement d’archiver et de rendre accessible, mais aussi d’assurer l’interopérabilité et l’exploitabilité des données.

La gestion de la qualité des données est un enjeu qui soulève des questions d’éthique. Il est essentiel de préciser qui a produit la donnée, dans quel contexte et à quel moment, afin d’en garantir l’exploitation rigoureuse. La description des données via des métadonnées normalisées est une exigence incontournable en science ouverte. Or, les chercheurs rencontrent parfois des difficultés à intégrer ces exigences, notamment en matière de partage des données. Un simple fichier Excel ne suffit pas : il doit être accompagné d’informations précises sur son origine, ses conditions de collecte et sa structure, afin d’assurer sa réutilisation et son interopérabilité. Mon rôle consiste alors à les accompagner, par exemple sur des plans de gestion de données.

L’intégration des nouvelles technologies dans les pratiques documentaires demande aussi d’acquérir des compétences informatiques. Certains de mes collègues se forment au code, comme Python ou SPARQL, pour manipuler des données textuelles, automatiser certaines tâches ou interroger des corpus à grande échelle. Si je ne suis pas informaticienne, il devient malgré tout essentiel de comprendre leur langage, ne serait-ce que pour faciliter les échanges et formuler clairement les besoins documentaires.

D’ailleurs, il existe une vraie différence entre les logiques documentaires et les logiques informatiques. Les informaticiens conçoivent des systèmes pour traiter massivement de la donnée, tandis que nous, professionnels de l’info-doc, insistons sur la qualité et le contexte des données. Or, cette exigence de qualité est souvent négligée au démarrage des projets, ce qui peut poser problème lorsqu’il s’agit de garantir la fiabilité des résultats d’analyse.

Plutôt qu’une dilution, j’observe une transformation des missions. Les fondamentaux du métier restent présents, mais leur application se déplace de la gestion de collections vers la gestion de flux d’information. Nous ne nous contentons plus de fournir des documents aux chercheurs, nous devons aussi leur expliquer comment exploiter ces masses de données, comment choisir les bons outils d’analyse et comment préparer leurs données pour une réutilisation scientifique conforme aux standards de la science ouverte, par exemple. En revanche, cette évolution est exigeante : elle demande une veille permanente et une capacité d’adaptation. Il ne suffit plus de connaître un logiciel, il faut comprendre l’ensemble des enjeux qui gravitent autour de la donnée.

Interdisciplinarité et nouvelles compétences

Question 4 : Les humanités numériques impliquent souvent un croisement entre les SHS et les sciences dures. En quoi cela transforme-t-il les compétences attendues dans votre métier ?

Il y a bien entendu une montée en compétences techniques dans les métiers de l’information-documentation. Aujourd’hui, il ne suffit plus d’avoir une expertise en gestion documentaire, il faut aussi comprendre les logiques de structuration des données, les modèles d’interopérabilité et les infrastructures numériques. Cela implique une familiarisation avec des outils et des concepts qui relevaient autrefois du domaine des informaticiens : modélisation des bases de données, gestion des métadonnées enrichies, organisation des corpus pour le text mining, formats d’archivage pérennes.

Ce qui change, c’est que l’on attend de plus en plus des professionnels de l’info-doc qu’ils comprennent les contraintes des outils qu’ils utilisent et qu’ils puissent participer à des projets de recherche mêlant sciences de l’information, informatique et SHS.

L’injonction à la polyvalence est bien réelle. Je pense qu’il ne s’agit pas de devenir développeur, mais plutôt d’être capable d’aligner les objectifs documentaires avec les exigences technologiques. Mais cette montée en compétences n’est pas systématique. Il existe un tiraillement entre le rôle traditionnel du professionnel de l’info-doc et l’attente de compétences techniques avancées. Certaines structures demandent des profils capables de maîtriser les bases du codage et du scripting, tandis que d’autres privilégient encore des compétences plus classiques en gestion et médiation documentaire, comme les bibliothèques publiques.

Dans certains projets, les documentalistes sont remplacés par des ingénieurs en gestion des données ou des chargés de projet en science ouverte. Mais ce n’est pas toujours fluide : les attentes diffèrent, les méthodes de travail aussi, et il faut un véritable effort pour harmoniser les pratiques.

L’une des grandes difficultés est que les logiques professionnelles entre les informaticiens, les chercheurs et les professionnels de l’info-doc ne sont pas les mêmes. Là où mon rôle évolue, c’est dans cette capacité à créer du lien entre ces différents acteurs.

Question 5 : Observez-vous une tension entre la spécialisation disciplinaire et l’exigence d’interdisciplinarité dans la gestion des ressources documentaires ?

Cette tension est particulièrement visible dans les structures académiques et de recherche où les logiques disciplinaires restent très ancrées, alors même que les politiques de science ouverte et de mutualisation des données encouragent des approches transversales. Dans mon expérience, les chercheurs restent souvent attachés à leurs référentiels disciplinaires et aux pratiques documentaires qui en découlent. Les bases de données, les méthodologies de citation, les formats de publication et même les plateformes de dépôt varient énormément selon les disciplines. Par exemple, les mathématiciens utilisent des archives ouvertes comme ArXiv, tandis que d’autres disciplines privilégient HAL.

Cette diversité de pratiques rend parfois difficile la mise en place d’une véritable mutualisation des ressources. Lorsqu’il s’agit de mettre en place des outils communs pour la gestion des données ou la publication scientifique, on se heurte souvent à des résistances liées aux habitudes disciplinaires et à des normes spécifiques (thésaurus, formats de métadonnées, classifications documentaires). L’interdisciplinarité conduit parfois à un éclatement des normes et à une multiplication des outils sans coordination claire. Chaque discipline tente de conserver son cadre de référence tout en s’ouvrant à de nouvelles approches, ce qui peut aboutir à des solutions fragmentées où la mutualisation est plus théorique que réelle.

Logiques de production et accès aux savoirs

Question 6 : Le développement de l’open access et des plateformes collaboratives modifie-t-il votre rapport à la gestion et à la diffusion du savoir ?

Le passage à l’open access a fait évoluer notre rôle vers une approche plus stratégique, axée sur la gestion des données et la valorisation des publications scientifiques. La médiation scientifique occupe une place croissante : nous ne sommes plus uniquement gestionnaires de ressources, mais des facilitateurs d’accès et de visibilité pour les chercheurs. Par exemple, l’utilisation de SciencesConf, la plateforme du CNRS dédiée à l’organisation de conférences et colloques, peut être recommandée. Cette plateforme interdisciplinaire constitue une base de données riche, diffusant les événements scientifiques des dernières années. Toutefois, son exploitation optimale nécessite un accompagnement spécifique.

L’open access implique également un travail de formation et de sensibilisation. Il est essentiel d’accompagner les chercheurs dans l’usage des outils de dépôt et dans les principes de la science ouverte. Au-delà de la diffusion en libre accès, il s’agit aussi d’apprendre à gérer son identité numérique et à renforcer la visibilité des travaux de recherche.

Chaque plateforme répond à des exigences spécifiques en matière de formats de dépôt, d’indexation et de conservation. Il est donc crucial de maîtriser les aspects politiques ainsi que l’évolution des réglementations encadrant l’accès aux publications et aux données de recherche.

Cette évolution, bien que stimulante, est exigeante. Les outils et plateformes évoluent rapidement, les politiques éditoriales se transforment, et l’accompagnement des chercheurs doit s’adapter en permanence à cet écosystème en constante mutation.

Question 7 : Pensez-vous que les humanités numériques favorisent une réelle démocratisation de l’accès au savoir, ou qu’elles renforcent des inégalités d’accès et de production scientifique ?

En théorie, cela devrait aboutir à une démocratisation réelle, mais dans les faits, cette ouverture se heurte à plusieurs limites qui maintiennent, voire accentuent, certaines inégalités d’accès et de production scientifique.

L’open access permet un accès plus large aux publications, sans barrière financière, mais encore faut-il que les chercheurs aient les moyens techniques et institutionnels de produire et diffuser ces savoirs et d'accéder aux publications produites.

Un chercheur rattaché à une grande université parisienne n’a pas les mêmes facilités qu’un doctorant travaillant dans un laboratoire isolé ou dans un pays où les infrastructures numériques sont limitées. Et l’accès aux bases de données et aux plateformes collaboratives reste conditionné par la politique des institutions et des éditeurs.

Même en France, il existe des disparités : un chercheur affilié à une grande université ou à un organisme comme le CNRS a un accès privilégié à des plateformes de revues et bases de données scientifiques, tandis qu’un chercheur indépendant, un doctorant en fin de contrat ou un acteur du monde associatif doit se débrouiller avec les ressources en libre accès, qui restent parcellaires.

Matérialité et illusion d’immatérialité

Question 8 : Dans un monde où la donnée semble "immatérielle", comment percevez-vous la matérialité du travail documentaire ?

La question de l’archivage est incontournable et concerne tous les secteurs. Dans mon service, dédié à la formation continue, on m’a confié un travail sur la gestion des archives. Dans un premier temps, j’ai organisé les documents en fonction de leur pertinence, en identifiant certains comme potentiellement obsolètes. Toutefois, avant toute suppression, j’ai sollicité mes collègues afin de m’assurer de leur réelle valeur et de leur nécessité de conservation. Cette situation illustre bien les doutes fréquents liés aux réglementations en matière d’archivage dans le secteur public.

En principe, tout document devrait faire l’objet d’une réflexion encadrée avant d’être supprimé, ce qui implique une rigueur particulière dans les processus de gestion des données.

L’archivage ne devrait pas être une réflexion secondaire ou une contrainte administrative, mais une démarche intégrée dès la création des documents et des données. Idéalement, toute production d’information, qu’il s’agisse d’un simple document de travail ou d’une base de données, devrait être accompagnée d’un plan de gestion des données (PGD). Il est essentiel d’anticiper où et comment ces données seront stockées, pour quelle durée, et dans quelles conditions elles pourront être réutilisées ou archivées sur le long terme. Pourtant, cette approche reste souvent négligée dans la formation des professionnels de l’information.

Question 9 : Pensez-vous que la numérisation massive des ressources contribue à un enrichissement ou à un appauvrissement des pratiques documentaires et de recherche ?

L’accumulation massive de ressources numériques a d’un côté permis un accès élargi et instantané à l’information, mais de l’autre, elle peut entraîner un certain appauvrissement, notamment en raison de la perte de la dimension relationnelle et du rôle de médiation humaine.

L’illusion selon laquelle tout est accessible en ligne sans accompagnement est une réalité à déconstruire. En réalité, les professionnels de l’information-documentation restent indispensables pour gérer ces masses de données. Leur rôle évolue, intégrant de nouvelles compétences et s’adaptant aux mutations du secteur, mais leur présence demeure essentielle pour garantir une gestion efficace et éclairée de l’information.

Les Services Communs à la Documentation (SCD) proposent des outils pour se repérer dans leur offre documentaire, mais rechercher avec pertinence dans la masse de documents référencés nécessite un appui.

Dans cette dynamique, la numérisation a élargi l’accès aux savoirs, accéléré l’analyse et favorisé la diffusion des connaissances. Les chercheurs disposent désormais d’archives et de corpus auparavant difficiles d’accès et peuvent exploiter de nouvelles méthodologies. Toutefois, ces avancées s’accompagnent de contraintes. Les moteurs de recherche et plateformes scientifiques, en sélectionnant et hiérarchisant l’information selon des logiques algorithmiques, influencent les pratiques de recherche. Les infrastructures numériques imposent des standards qui peuvent restreindre la diversité des approches et renforcer la dépendance à des dispositifs spécifiques.

L’accompagnement des chercheurs ne se limite pas à la mise à disposition des ressources. Il s’agit de contextualiser l’information pour garantir son exploitation efficace. La diversité des sources, la maîtrise des outils de gestion des données et l’adoption d’une posture critique face aux technologies sont essentielles pour préserver la rigueur des pratiques documentaires et scientifiques. Les professionnels de l’information-documentation assurent ainsi un rôle de médiation indispensable, en facilitant une appropriation éclairée du numérique et en veillant à ce que l’accès aux savoirs s’accompagne d’une compréhension fine des enjeux sous-jacents.

Évolutions politiques et sociales du métier

Question 10 : Les humanités numériques transforment-elles la place des professionnel.le.s de l’information-documentation dans le monde académique ?

Le rôle des bibliothécaires a évolué sans pour autant gagner en notoriété. Pourtant, on les retrouve aujourd’hui là où leur présence semblait moins évidente. Lorsqu’il s’agit de rédiger un plan de gestion des données ou de structurer des connaissances dans une logique de web sémantique, leur expertise devient incontournable.

Dans le monde académique, cette transformation est manifeste. Autrefois centrée sur la gestion des documents et le conseil aux usagers, la profession s’oriente désormais vers l’accompagnement à l’identité numérique, la conservation des références bibliographiques ou encore l’optimisation des dépôts sous Zotero. Cette mutation a des implications directes sur les conditions de travail. Désormais, le quotidien s’organise essentiellement derrière un écran, avec des contraintes physiques similaires à celles des professionnels de l’informatique. Là où l’activité impliquait autrefois des déplacements et la manipulation de documents physiques, elle repose aujourd’hui sur des tâches dématérialisées, modifiant en profondeur l’expérience du travail en bibliothèque.

Question 11 : Voyez-vous une évolution des conditions de travail et des statuts dans votre domaine sous l’influence des transformations numériques ?

Il est essentiel de valoriser son métier sans attendre une reconnaissance extérieure. Il s’agit de démontrer son expertise, d’être créatif et de rendre visible l’impact de son travail. Développer une expertise reconnue passe souvent par l’acquisition de compétences spécifiques et techniques, comme la maîtrise de langages, qui restent peu répandues. L’évolution des missions en bibliothèque s’accompagne d’une transformation profonde des statuts : ces dernières années, 40 % des postes de bibliothécaires ont disparu, absorbés par des restructurations, intégrés à des services universitaires plus larges ou remplacés par des outils numériques.

Parallèlement, de nouveaux métiers émergent sous des intitulés variés : chargé de mission, chargé de veille, chef de projet en gestion documentaire. Si cette évolution entraîne une perte de certaines technicités spécifiques au métier de bibliothécaire, elle ouvre aussi des perspectives pour des profils capables de développer une expertise pointue. La spécialisation dans des compétences techniques peut permettre une meilleure reconnaissance et, dans certains cas, un positionnement plus proche des métiers de l’informatique, où les salaires et la considération professionnelle sont souvent plus avantageux.

Toutefois, cette évolution s’inscrit dans un contexte de précarisation des emplois. Au CNRS, sur les 34 700 agents, plusieurs milliers sont en CDD, et le turnover est important. Le secteur public peine à rivaliser avec le privé en termes de rémunération, ce qui rend le recrutement plus complexe. Malgré la stabilité que peut offrir la fonction publique, l’attractivité des postes souffre de ce décalage, posant la question de l’avenir des métiers de l’information-documentation pour les nouvelles générations.

Discussion ouverte

Nous aurions pu aborder un dernier volet sur le choix de carrière qui, selon moi, repose sur deux dimensions : les responsabilités attachées au poste que l’on souhaite occuper et le type de public avec lequel on veut travailler. Lorsque l’on souhaite prendre des responsabilités de cadre, la gestion des ressources humaines devient incontournable. Être responsable d’une bibliothèque ou d’un service documentaire, ce n’est pas seulement gérer des collections ou structurer des ressources numériques, c’est également gérer une équipe avec son organisation du travail, administrative et financière, sans oublier la gestion de conflits ou encore l’accompagnement au changement organisationnel.

Ce sont des aspects que l’on ne soupçonne pas toujours en début de carrière. Moi-même, j’ai été surprise par l’ampleur de ces missions dans certains postes. Il faut être clair avec soi-même : est-ce que je me vois gérer une équipe et prendre des décisions stratégiques, ou est-ce que je préfère rester dans un rôle plus opérationnel et technique ? Il est important de ne pas sous-estimer son équilibre professionnel, car en prenant davantage de responsabilités, on se retrouve aussi moins sur le terrain, moins au contact des documents et des chercheurs, et plus dans une posture de gestionnaire.

Je suis également convaincue qu’il est essentiel de rester en mouvement, de changer de poste, d’explorer de nouveaux domaines, et surtout de se former en permanence. Notre métier repose sur une évolution constante, et la formation continue est importante. Chaque jour, j’apprends quelque chose de nouveau, et ce processus d’apprentissage ne s’arrête jamais. Il existe un risque de s’éparpiller, d’être submergé par la multiplicité des formations disponibles et de ne plus savoir où se focaliser. Il est facile de se retrouver en position de spectateur, subissant les évolutions sans parvenir à en tirer pleinement parti. Pour éviter cela, il faut se fixer des objectifs clairs, identifier les compétences prioritaires à acquérir et construire son parcours professionnel.

Ce métier exige une posture proactive, une capacité à s’adapter et à intégrer continuellement de nouvelles connaissances.


Transformations des métiers de l’information-documentation au prisme des humanités numériques : Entretien avec Jean-Philippe Moreux

juin 6, 2025 Temps de lecture: 21 minutes

Introduction

Ce billet (disponible ici sous format PDF) prend la forme d’un entretien écrit sur les transformations des métiers de l’information-documentation au prisme des humanités numériques avec Jean-Philippe Moreux, en collaboration avec Emma Lavallée et Sokaina Al Morabit.

Jean-Philippe MOREUX, ingénieur diplômé de l’INSA Toulouse (informatique, 1990), est le chef de mission IA de la Bibliothèque nationale de France. Il a été auparavant l’expert scientifique de la bibliothèque numérique Gallica au département de la Coopération et l’expert OCR et formats éditoriaux du service de la Numérisation. Précédemment, il a exercé les métiers de chef de projet informatique, responsable éditorial et consultant (ingénierie éditoriale, édition scientifique). Il travaille sur l’application de l’intelligence artificielle dans le contexte du patrimoine, les programmes de valorisation du patrimoine numérique et participe à des projets de recherche sur ces sujets. Ses principaux sujets d’activité et de recherche sont la production et la valorisation des ressources patrimoniales numériques, les services aux humanités numériques, l’ingénierie de la donnée et du document (Source : BnF)

Emma Lavallée est diplômée de l’université de Limoges avec une Licence d’Histoire et une Licence Professionnelle Design de l’Information et Rédaction Technique. Elle poursuit actuellement le Master 2 MAVINUM à l'université de Montpellier Paul-Valéry en alternance. Elle réalise cette alternance à Safran Landing Systems, entreprise d’aéronautique, dans le service de documentation technique.

Sokaina Al Morabit est étudiante en Master 2 MAVINUM à l’Université Paul-Valéry Montpellier et documentaliste en alternance à la bibliothèque de TBS Education à Toulouse. Ses missions portent sur l’acculturation des étudiants aux compétences informationnelles, via la conception de contenus pédagogiques sur le LMS Moodle, ainsi que sur le développement de la science ouverte, à travers la création d’une rubrique dédiée sur le site de la bibliothèque et la participation à l'organisation d’ateliers pour les chercheurs. Sokaina Al Morabit s’est orientée vers le domaine de l’information-documentation à la suite d’un Master recherche Langues et Sociétés à l’Université Toulouse 2 Jean-Jaurès, où son travail de recherche l’a amenée à s’intéresser aux techniques documentaires et au monde des bibliothèques.

L'entretien avec Jean-Philippe MOREUX

Pour commencer, pourriez-vous présenter brièvement votre parcours professionnel et décrire vos principales missions au sein de la Bibliothèque nationale de France (BnF), notamment autour de Gallica et du BnF DataLab ?

Moi j’ai une formation initiale d’ingénieur en informatique. Après j’ai travaillé un petit peu dans le logiciel, et après je me suis tourné vers le secteur de l’édition, l’édition scientifique, donc à cheval entre l’édition scientifique, technique et puis un peu après l’édition numérique.

Et plus récemment, il y a dix ans, j’ai basculé du côté des bibliothèques. Donc c’est un parcours centré sur le document. À l’origine, mon premier poste dans l’informatique, c’était la gestion électronique de documents. Donc le fil, c’est le document.

Et aujourd’hui, à la BnF, après avoir longtemps travaillé auprès de la bibliothèque numérique Gallica, depuis plus récemment, deux ou trois années, je me suis occupé beaucoup d’innovation, de recherche-développement autour de l’intelligence artificielle dans le patrimoine.

Donc mon poste aujourd’hui, il est plutôt sur l’accompagnement à la transition vers l’innovation numérique, le lien pour le patrimoine. Et auparavant, dans le précédent poste côté Gallica, encore aujourd’hui, il y a beaucoup d’interactions bien sûr avec les humanités numériques, au sens où les chercheurs sont la principale catégorie d’usagers de la BnF.

Donc effectivement, moi je n’ai pas un parcours classique en info-doc. Je n’ai pas de formation initiale dans les métiers de bibliothèque. Mais je travaille ici depuis douze ans.

Comment définiriez-vous les humanités numériques, et comment cette notion s’est-elle transformée ou enrichie, selon vous, au cours de ces dernières années ?

Écoutez, les humanités numériques, c’est une manière d’envisager la recherche en sciences humaines et sociales en utilisant un outillage… enfin, un outillage numérique qui peut être très divers.

C’est à la fois, je pense, une communauté, une méthodologie de travail, qui s’appuie aussi, bien sûr, sur des bibliothèques d’outils ou des approches techniques, qui relèvent de l’informatique au sens large. Sous ce terme assez générique, on peut mettre beaucoup de choses. Nous, à la BnF, on se positionne en tant que partenaire d’équipes de recherche, ou de chercheurs, qui utilisent ces approches, qui s’inscrivent dans cette communauté, dans cette dynamique.

On fait de la recherche, mais la BnF, c’est une bibliothèque de recherche. Mais quand on parle d’humanités numériques ici, on parle vraiment de services qu’on peut rendre ou de l’accompagnement à des chercheurs, ou des laboratoires de recherche, ou des équipes de recherche, qui ont ce type de pratique. Ce qui a beaucoup changé, je dirais depuis une dizaine d’années, c’est la démocratisation de l’outillage technique, la montée en puissance, en performance, des approches techniques permises, y compris par l’IA.

Donc c’est cette démocratisation qui a permis de constater qu’on avait plus de demandes d’étudiants, de chercheurs, qui se sont engagés pour leur propre activité, pour leurs propres objectifs scientifiques. Ce qu’on fait avec eux aujourd’hui ou ce qu’on faisait il y a cinq ou dix ans, les objectifs restent les mêmes : accompagner, servir des objectifs scientifiques.

Les méthodes sont peu ou prou restées les mêmes, par contre l’outillage a beaucoup changé. Les chercheurs sont plus autonomes aujourd’hui qu’ils ne l’étaient il y a trois ou cinq ans, parce que la technologie est plus performante, parce que les outils se sont démocratisés, et parce qu’il y a aussi plus de pratiquants. Il y a une sorte de communauté qui s’est construite, en France et ailleurs.

Comment les outils et approches des humanités numériques transforment-ils la façon dont vous valorisez et diffusez le patrimoine culturel auprès du public et des chercheurs ?

On s’inscrit dans cette dynamique parce qu’il y avait une demande de la part de nos usagers, une demande renforcée d’accès aux collections numérisées. Pour qu’ils soient en capacité, eux, de travailler avec ces collections, nous, on a été amenés à ouvrir, par exemple, des API. À s’engager dans une dynamique d’ouverture des données, qui est aussi promue par l’État au sens large.

C’est donc cette interaction, cet échange, en termes de demande adressée à la bibliothèque, qui nous a amenés à faire évoluer à la fois la manière dont on envisage les collections lorsqu’elles sont numériques ou numérisées, et puis les portails d’information, les outils qui s’appuient sur ces collections. C’est aussi une réponse de la BnF à des demandes exprimées par ses usagers.

Ce n’est pas qu’une question de demande, c’est aussi l’intérêt de travailler de manière transdisciplinaire avec des usagers ou avec des partenaires, sur des projets concrets qui s’appuient sur les collections. Ça permet de valoriser les collections, pas uniquement en les décrivant dans des catalogues ou en les diffusant sur des portails comme Gallica, mais ça permet d’élargir les usages qui sont faits de ces collections, puisqu’elles redeviennent vivantes dans la manière dont les chercheurs les approprient, les réutilisent pour leurs propres objectifs.

C’est une nouvelle manière de faire vivre, de communiquer, de faire connaître ces collections. C’est intéressant pour toutes les parties prenantes.

Comment décririez-vous votre posture professionnelle face à l’essor des humanités numériques ? Qu’est-ce qui caractérise, selon vous, le « nouveau » rôle du professionnel de l’information-documentation dans ce contexte ?

Je pense qu’il y a quelques années encore, c’était encore relativement nouveau, c’est-à-dire qu’on découvrait cette posture. Aujourd’hui, elle s’est un peu imposée, c’est-à-dire que l’accompagnement de chercheurs dans des pratiques techniques, spécifiques, nouvelles, qui se renouvellent très vite, c’est devenu un peu une mission classique dans une bibliothèque comme la BnF.

Le rôle du professionnel de l’info-doc a un peu évolué, dans le sens où auparavant on orientait les chercheurs dans les catalogues, vers des outils de recherche documentaire.

Aujourd’hui, il faut qu’on soit en capacité de comprendre ce que veulent faire les chercheurs avec les collections, et de leur fournir un accompagnement, qui est à la fois technique, ou bien qui consiste à identifier des sources, ou à les orienter vers des outils, vers des plateformes. Ça fait apparaître aussi des nouveaux profils dans les bibliothèques, c’est-à-dire des gens qui sont un peu à la croisée de plusieurs mondes : de l’informatique, du patrimoine, de l’enseignement supérieur.

On recrute aujourd’hui dans des bibliothèques, nationales ou universitaires, des ingénieurs d’étude ou des ingénieurs de recherche, qui sont capables de dialoguer avec des chercheurs. C’est donc un peu une recomposition des équipes dans les bibliothèques, pour certaines d’entre elles en tout cas.

Sur quels types de projets d’innovation travaillez-vous actuellement, ou prévoyez-vous de travailler, et comment s’inscrivent-ils dans l’évolution plus globale du champ des humanités numériques ?

Il y a un ensemble de projets qui relèvent des missions classiques de la bibliothèque : numériser, cataloguer, diffuser des collections, par exemple à travers Gallica. Et il y a un autre ensemble de projets qui s’appuient plutôt sur une logique de collaboration avec le monde académique. Depuis cinq ou six ans, on participe à des projets transdisciplinaires qui associent à la fois des laboratoires en sciences humaines, des chercheurs en informatique, et puis une bibliothèque patrimoniale comme la BnF.

Ces projets peuvent porter sur des collections spécifiques, par exemple la presse ancienne, les documents iconographiques, les estampes, les manuscrits, etc.

L’intérêt, c’est que chacun y trouve un bénéfice. Le laboratoire en SHS peut faire avancer ses hypothèses ou sa méthode. Le laboratoire en informatique a un corpus à tester. Et la bibliothèque, elle, peut créer des outils, des prototypes qui lui seront utiles ensuite pour ses propres missions. Donc ce sont des projets qui enrichissent toutes les parties.

C’est aussi un moyen pour nous de tester des technologies, d’identifier des besoins, d’expérimenter avec des chercheurs, tout en gardant une maîtrise des usages.

Ce sont des projets qui ne sont pas déconnectés de la bibliothèque : les corpus sont bien les nôtres, les chercheurs sont bien ceux que l’on accueille ou que l’on accompagne, et les outils développés sont pensés pour être utiles à terme.

Quelles sont, selon vous, les transformations majeures qui ont eu lieu ces dernières années sous l’impulsion des humanités numériques, et en quoi ont-elles modifié vos méthodes de travail ?

Je pense que ce qui a le plus changé, c’est le niveau d’exigence des chercheurs. Il y a cinq ou dix ans, les chercheurs qui s’intéressaient aux humanités numériques étaient plutôt des pionniers, des gens très au fait, qui venaient nous voir avec des demandes assez exploratoires.

Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ce sont des chercheurs qui savent ce qu’ils veulent faire, qui ont souvent les compétences techniques, ou bien qui ont dans leur équipe des personnes capables de développer.

Ils veulent donc utiliser des corpus, des API, des formats de données bien structurés, des jeux de données prêts à l’emploi. Nous, en tant que bibliothèque, ça nous oblige à faire évoluer nos services, à revoir nos systèmes d’information.

Ce n’est pas uniquement le DataLab qui doit répondre à ces demandes : c’est toute la bibliothèque, tout son écosystème technique, qui doit évoluer. On ne peut pas avoir d’un côté un laboratoire innovant, très performant, et de l’autre des systèmes qui datent des années 90 ou 2000. Donc on essaie d’articuler innovation et fonctionnement quotidien. Il faut que l’ensemble suive.

Ce sont des transformations profondes, qui concernent autant les outils que les méthodes de travail, et même les métiers dans la bibliothèque.

Les projets en humanités numériques sont souvent interdisciplinaires. Pourriez-vous nous donner des exemples concrets de collaborations (avec des chercheurs, des développeurs, des conservateurs, etc.) et expliquer comment votre rôle s’articule dans ces dynamiques de travail collaboratif ? Avez-vous déjà rencontré des difficultés ou fait face à des défis à ce niveau ?

Alors oui, chaque année par exemple, le DataLab, qui est un dispositif d’accueil à la BnF pour les chercheurs en humanités numériques, lance un appel à projets.

On sélectionne chaque année entre quatre et six projets, qui sont portés par des chercheurs ou des équipes de recherche. Et ce sont des projets très variés, qui peuvent aller de la littérature à l’histoire de la publicité, des arts du spectacle aux sciences de l’information.

À chaque fois, ces projets impliquent des corpus issus des collections de la BnF, et une équipe de chercheurs qui veut les explorer avec des méthodes numériques.

De notre côté, on constitue une équipe projet en interne, avec des conservateurs, des informaticiens, des responsables de données, etc. On met en place des réunions régulières, on accompagne le projet pendant un an. Ce sont donc des collaborations concrètes, où chacun apporte son expertise.

Les difficultés, on les rencontre surtout sur la question des temporalités. Un chercheur ou un postdoctorant travaille sur un temps court, un an, deux ans, trois ans au maximum.

La BnF, elle, est sur des cycles beaucoup plus longs, cinq, dix ans parfois. Donc il faut synchroniser ces temporalités.

L’autre difficulté, c’est la pérennisation. Comment on fait vivre un outil, un prototype, une méthode développée dans le cadre du projet, une fois que le projet est fini ?

C’est un vrai défi, parce que la BnF n’est pas une entreprise, ce n’est pas une start-up. Intégrer de l’innovation dans une structure publique patrimoniale, ça demande du temps, de l’organisation, des moyens. Mais c’est aussi ce qui rend le travail intéressant.

Selon vous, les professionnel·les de l’information-documentation (archivistes, documentalistes, etc.) sont-ils aujourd’hui suffisamment formé·es aux humanités numériques, ou constatez-vous encore des lacunes dans ce domaine ? Quelles compétences clés (techniques, scientifiques, communicationnelles, etc.) devraient être développées pour répondre aux nouveaux besoins induits par le numérique ?

Selon vous, les professionnel·les de l’information-documentation (archivistes, documentalistes, etc.) sont-ils aujourd’hui suffisamment formé·es aux humanités numériques, ou constatez-vous encore des lacunes dans ce domaine ? Quelles compétences clés (techniques, scientifiques, communicationnelles, etc.) devraient être développées pour répondre aux nouveaux besoins induits par le numérique ?

Ça dépend vraiment beaucoup des filières de formation. Je connais un peu les masters en sciences de l’information, l’ENSSIB, ce genre de formations.

Aujourd’hui, dans n’importe quelle bibliothèque, même une bibliothèque de lecture publique, vous êtes confronté·e au numérique. Il faut savoir que cela dépasse très largement la question des catalogues ou même de Gallica. Donc, ces formations intègrent désormais le numérique.

Mais sur la question plus spécifique des humanités numériques, c’est-à-dire la manière dont les chercheurs vont mobiliser les collections patrimoniales avec des outils d’analyse, d’extraction, de fouille, etc., il y a encore beaucoup à faire, notamment du côté de l’intelligence artificielle.

Aujourd’hui, on reçoit des projets au DataLab : 90 % des projets qui nous sont proposés utilisent des outils d’IA, que ce soit pour faire de la reconnaissance d’entités nommées, de la classification, de l’analyse d’images ou du traitement du langage.

Donc, si on veut pouvoir répondre à ces projets, il faut qu’on comprenne ce que les chercheurs veulent faire. Et pour cela, il faut que les professionnels soient formés, pas forcément pour développer eux-mêmes, mais pour comprendre, pour dialoguer, pour accompagner.

Donc oui, il y a encore un effort de formation à faire, notamment sur ces outils récents et sur les enjeux qu’ils posent.

Quels sont les principaux défis techniques et méthodologiques que vous rencontrez actuellement dans l’exploitation des données ou des corpus pour la recherche en humanités numériques ? La pérennité et l’interopérabilité des données, ainsi que le développement rapide des technologies, font-ils partie de ces défis ?

Oui, absolument. Ce sont des défis majeurs aujourd’hui. Les chercheurs, comme je le disais, sont de plus en plus exigeants, avec des outils de plus en plus puissants, des attentes très précises. Donc, ça veut dire que nous, de notre côté, on doit faire évoluer notre offre de services, notre environnement technique et nos systèmes d’information. Et ce ne sont pas que des questions d’innovation dans un coin de la bibliothèque, comme au DataLab : ce sont des questions qui doivent concerner toute la structure.

Il faut faire en sorte que ce ne soit pas seulement quelques ingénieurs ou quelques bibliothécaires innovants qui soient en capacité de répondre à ces besoins, mais que toute l’institution monte en compétence. Sur les données, les défis sont clairs : qualité, structuration, interopérabilité.

Il faut que les données soient utilisables, bien documentées, compatibles avec les outils des chercheurs. Et puis, il y a aussi la question de la pérennité. Beaucoup d’outils ou de plateformes sont développés dans le cadre de projets de recherche, mais une fois le financement terminé : qui maintient ? Qui héberge ? Qui réutilise ?

Là aussi, les bibliothèques ont un rôle à jouer, à condition d’avoir les ressources et l’appui institutionnel pour le faire.

Pensez-vous que les outils technologiques sont pleinement exploités et optimisés au profit des humanités à l’heure actuelle ? Ou bien leur utilisation reste-t-elle encore limitée ou inégalement généralisée ?

Pensez-vous que les outils technologiques sont pleinement exploités et optimisés au profit des humanités à l’heure actuelle ? Ou bien leur utilisation reste-t-elle encore limitée ou inégalement généralisée ?

Non, je pense que l’utilisation reste encore inégalement généralisée.

Il y a des équipes très structurées, avec des moyens, qui sont capables d’utiliser des outils très puissants. Et puis, à côté de ça, il y a des chercheurs isolés ou des laboratoires qui manquent de moyens, qui redéveloppent parfois des outils qui existent déjà ailleurs, parce qu’ils n’en ont pas connaissance ou parce qu’ils n’y ont pas accès.

Il y a donc un vrai problème de mutualisation, de capitalisation. La communauté des humanités numériques est très dynamique, mais elle est encore jeune, elle fonctionne beaucoup en silos. Il manque parfois des infrastructures pérennes. Huma-Num, par exemple, joue un rôle important pour mutualiser les outils, mais ses moyens sont limités ; ce n’est pas suffisant pour structurer l’ensemble du champ.

Donc oui, les outils technologiques ne sont pas encore pleinement exploités. Il y a un enjeu à mieux les faire connaître, à mieux les partager, à mieux les maintenir aussi dans la durée.

Pour conclure, quels conseils donneriez-vous à un·e futur·e professionnel·le de l’information-documentation souhaitant s’impliquer dans les humanités numériques ? Et, d’après votre expérience, quels sont les principaux impacts que les humanités numériques ont sur la profession aujourd’hui et à l’avenir ?

Je dirais que si c’est un domaine qui l’intéresse, il faut d’abord trouver un établissement qui permet de faire ça.

Ce n’est pas le cas partout. Dans certaines bibliothèques de lecture publique, vous n’aurez pas de projets en humanités numériques.

En revanche, dans les bibliothèques universitaires, les bibliothèques de recherche, les bibliothèques patrimoniales, là, oui, il y a une vraie demande.

Ensuite, il faut se former. Il existe des formations hybrides, des masters croisés entre info-doc, numérique, sciences humaines.

Et puis il faut s’impliquer dans des projets concrets, en stage ou en début de carrière, pour comprendre comment ça fonctionne, pour monter en compétence. Il n’y a pas de profil unique. Certains professionnels viennent de l’informatique, d’autres des sciences humaines, d’autres encore du patrimoine. Ce qui compte, c’est la capacité à comprendre les enjeux du numérique, à dialoguer avec les chercheurs, à construire des services.

Pas besoin d’être développeur, mais il faut pouvoir se repérer dans un environnement technique complexe, et avoir envie de travailler avec des chercheurs sur des projets qui font bouger les lignes.